Dans l’immensité de la jungle papoue, le soleil disparaît lentement à l’horizon. Il ne reste que le bruit de la pluie qui se heurte à l’épaisseur du couvert végétal, créant ainsi une mélodie fantomatique qui convient si bien à ce décor irréel. Les mousses recouvrent chaque branche, chaque tronc d’arbre, et semblent dominer cet univers si particulier. Nous avançons depuis l’aube sur un sentier que seul notre pisteur semble deviner, au gré de quelques branche cassées qu’il nous montre avec enthousiasme. La jungle, la pluie, la boue et la fatigue ont eu raison de nos dernières forces. Notre motivation est au plus bas, mais machinalement, nous continuons à mettre un pied devant l’autre, vidés par cette marche qui semble interminable. “Tidak jau” : “pas loin” nous scande depuis des heures notre pisteur, mais franchement nous n’y croyons plus. Chaque falaise, chaque échelle de branchage pendu au-dessus du vide, ne forment qu’un obstacle de plus, que nous passons maintenant sans plus nous soucier du fossé en contre-bas.
Après un énième col, nous arrivons enfin dans le petit hameau de Laryé. Comme dans la plupart des villages que nous avons traversé, nous sommes accueillis avec l’hospitalité et la générosité légendaire des papous vivants dans les montagnes. À l’intérieur de la hutte, un feu au centre de la pièce dégage une fumée dense et humide à l’odeur âcre. Les regards sont tous tournés vers nous, et chacun de nos gestes est observé avec curiosité, mais nous avons maintenant l’habitude. Très vite le bruit de notre arrivée court dans le village, et la hutte se remplit de bambins et d’anciens venus voir les deux blancs débarquants à pied de Jayapura. Après avoir partagé quelques patates douces et beaucoup de cigarettes, nous nous allongeons auprès du feu, bercés par la chaleur des flammes et par les conversations animées des papous. Au fil des nuits passées avec eux, nous avons cette étrange impression qu’ils ne dorment jamais. Tantôt, au hasard d’un réveil nocturne, nous les observons, ils sont là, assis, les yeux grands ouverts à regarder et à alimenter le feu, en silence.
Les secrets de Papa Uké
Le lendemain matin, tandis que le soleil se fraye un chemin à travers l’épaisseur de la brume, la vie reprend doucement son cours dans le village. On nous offre un petit-déjeuner copieux composé essentiellement de patates douces et de quelques légumes cultivés dans les jardins en contre-bas. Perché haut dans les montagnes, sur une petite arrête, Laryé est constitué d’une trentaine de huttes de formes rondes, construites à l’aide de planches de bois et de toits en feuilles. Très vite, on nous propose d’aller rencontrer “celui qui sait tailler la pierre”. On nous présente alors Papa Uké. Malgré son air un peu rude, comme la plupart des papous, nous tombons sous le charme de cet homme à l’apparence peu ordinaire. Il porte encore la kotéka ; une calebasse évidée dans laquelle est passé son sexe, une défense de sanglier à travers le nez, un maillot de basket et une casquette Adidas. Sa tenue est le fruit d’une douce alchimie entre culture traditionnelle et objets modernes.
Perturbés par cette vision anachronique, nous peinons à réaliser que nous sommes face à face avec le dernier homme du village à maîtriser l’art de la fabrication de la hache de pierre, et peut-être même l’un des derniers papous à en connaître tous les secrets. Il n’est pas difficile de l’imaginer quelques dizaines d’années en arrière lorsqu’il était un jeune guerrier, et que son quotidien était rythmé par les combats avec les tribus ennemies et les journées passées dans les terres fertiles de son village. Rapidement, il accepte de nous emmener chez lui, où il nous montre fièrement herminettes et pierres polies, et où il nous dévoile quelques subtilités de finition. Si nous le souhaitons, nous pouvons venir avec lui au bord de la rivière et suivre le processus de fabrication.
Les jardins funestes
Alors que la chaîne de montagnes des Jayawijaya semble encore endormie, caressée par l’épaisseur cotonneuse des nuages qui s’amoncellent sur les sommets comme un troupeau de moutons, la rivière Heimé rugit comme le chien du berger. Elle surgit soudainement, et gronde dans la vallée, où elle ondule tel un serpent turquoise, façonnant le paysage au fil des années. Mais y parvenir n’est pas une mince affaire, il nous faut une heure pour descendre une pente verticale, où sont aménagés les jardins en terrasses papous, bordés de pièges en tout genre. Nous les avons à ce titre surnommés “les jardins funestes”. À chaque fois que nous les traversions, il nous fallait prendre garde à chaque pas, au risque de finir notre chute quelques centaines de mètres plus bas. Mais dans cet océan verdoyant et survolté, alors que nous manquons de sombrer à chaque vague, les papous naviguent aisément, agiles comme des capitaines avertis.
Savoir lire l’âme des pierres
Enfin arrivés au bord de la rivière, nous longeons son lit avec Papa Uké. Il nous explique qu’on ne trouve la roche utilisée pour fabriquer les haches de pierre qu’au bord de cette rivière, et que seuls quelques villages ont poussé cet art à la perfection. Il scrute scrupuleusement chaque pierre, court de part et d’autres, et tout d’un coup s’arrête et nous fait signe. Il nous montre alors un gros bloc de basalte dans lequel il a deviné quelques veines intéressantes. Il espère réaliser une demi-douzaine de pierres polies avec ce rocher. Tout le monde s’affaire autour de la pierre, et très vite un feu est lancé en dessous du bloc. Environ deux heures plus tard, la pierre commence à se fendre. Doucement, il verse un peu d’eau froide dans les fentes maintenant ouvertes, et la roche se brise d’elle même en plusieurs morceaux bien distincts.
Il dégrossit chaque pierre une à une, méthodiquement. Pour cela il les frappe avec un autre caillou, plus dense, pour leur donner la forme souhaitée. Ses yeux brillent d’un feu millénaire, celui des traditions transmises tel un flambeau qui brûle de génération en génération, et dont seul quelques privilégiés connaissent le secret. Comme dans une danse avec la roche, il observe l’étoile valser dans ses paumes, l’écoute attentivement, et devine dans son regard minéral la forme qu’il souhaite lui donner. Tout en frappant la pierre, Papa Uké nous conte les légendes des anciens qui lui avaient appris à lire l’âme des pierres. Il passait de longues journées avec son père au bord de la rivière, à analyser chaque roche pour réussir à savoir laquelle fera une belle hache. À cette époque, la hache de pierre avait une grande valeur marchande. Ses ancêtres faisaient de longs voyages dans les villages voisins, et allaient jusque dans les basses terres pour troquer leurs herminettes. Laryé était l’un des villages les plus riches des alentours, et se vantait d’avoir les plus belles femmes de la région et le plus grand nombre de cochons. Petit à petit, les machettes ont remplacé les haches de pierre, et la tristesse est palpable lorsque nous évoquons le sujet. Certains nous assurent même que dans quelques années, les habitants quitteront définitivement le village pour aller vivre ailleurs.
Aujourd’hui, Papa Uké continue de répéter ces gestes ancestraux devant nous. Tandis qu’il s’affaire, beaucoup d’enfants tentent de l’imiter, ils regardent minutieusement chaque mouvement et tentent de les reproduire. Mais lorsqu’on lui en parle, il est pessimiste sur le sujet. Les enfants manquent d’expérience, et ne veulent pas prendre le temps d’apprendre toutes les subtilités de la fabrication des herminettes, ils rêvent plutôt de rejoindre la ville. Et, en effet, lorsqu’on leur pose la question, les réponses divergent, certains rêvent de devenir footballeur professionnel, d’autres, moins utopistes souhaitent rejoindre Jayapura pour aller à l’école. Ce n’est pas une mauvaise chose en soi, bien au contraire, mais dans un pays où l’ensemble des commerces et tous les autres business sont tenus exclusivement par des indonésiens, il semble que les portes restent fermées pour les papous. Détruire leurs terres pour chercher de l’or ou du cuivre, raser les forêts pour en faire des cultures de palmiers à l’huile, cela ne pose pas de problèmes au gouvernement, mais en faire profiter les papous, certainement pas ! Et la plupart des hommes qui ont finalement rejoints Jayapura sombrent dans la désillusion et beaucoup d’entre eux finissent par errer dans la ville sans but précis, rongés par les tentacules vicieux de la pieuvre industrielle. Nous espérons de tout coeur que la nouvelle génération réussira à inverser la tendance, et à faire valoir leurs droits et surtout défendre leur culture et leurs traditions.
Après une demi-journée de travail, Papa Uké a fini de dégrossir les pierres, et on devine déjà leur forme finale. Après un bon repas au bord de la Heimé, nous remontons au village. Juste à côté de sa hutte, et devant les yeux attentifs de ces compères, Papa Uké entame la dernière partie de la taille de la pierre, la plus difficile. Il regarde soigneusement la pierre, la retourne dans tous les sens, puis petit à petit dégrossit la roche. À chaque coup porté, il pousse des petits cris de satisfaction, accompagné par ses quelques amis qui scrutent chacun de ses gestes. Tout le monde semble tendu. Au bout d’une petite demi-heure à répéter les mêmes mouvements, il a enfin fini la première pierre. Elle a déjà sa forme finale, mais n’est pas encore polie. S’en suit deux bonnes heures de taille pour les quelques sept haches qu’il a ramenées. Ensuite, pour polir la hache, il utilise deux autres grosses pierres qu’il humidifie et frotte la hache dessus pour gommer les aspérités de la roche et la rendre lisse et coupante. Avec un autre homme, nous partons dans la forêt aux abords du village pour chercher du rotin et du bois de Teyle qui servira à confectionner les manches des haches. Après quelques coups de machettes, nous revenons au village avec deux manches et du rotang, et il ne nous faut pas longtemps pour tailler le bois et fixer la pierre au manche pour enfin apercevoir la hache de pierre terminée.
Nous avons du mal à réaliser que nous venons d’assister à des traditions qui sont reproduites depuis des millénaires par les différents chefs de villages qui se sont succédés dans cette partie du monde. Mais aspirés par la spirale sinueuse du progrès, on en vient à oublier l’importance de protéger le monde dans lequel on vit. La ruée vers l’or et la déforestation pour les palmiers à huile ne sont que le début d’une longue route qui mène à la disparition de la forêt papoue pour un futur proche. Et ce chemin est semé d’embuches pour ces hommes et leurs traditions ancestrales qui risquent de sombrer dans le gouffre de l’oubli. En seulement quelques dizaines d’années, le monde moderne a réussi à prendre le dessus, et dans cette partie encore méconnue du monde a lieu une course effrénée au progrès qui a déjà montré ses défauts sur d’autres continents. Les papous ont besoin de tout le soutien dont ils peuvent bénéficier pour protéger leur monde, mais les problèmes auxquels ils sont confrontés ne semblent pas intéresser grand monde, et surtout pas les pays qui en profitent. Si aujourd’hui la dernière génération de tailleurs de pierre vit encore, en plein coeur des montagnes de la Papouasie Occidentale, ce sont les derniers résistants d’une époque qui bientôt risque d’être révolue.
Retrouvez cet article dans la revue Globe-Trotters n°173
http://www.globetrottersmagazine.fr